Au cours des dernières semaines, c’est un Pier-Alexis bien différent de celui des concours de sommellerie qu’on a vu passer sur les médias sociaux : la chemise carreautée avait remplacé la queue-de-pie, le chalumeau, le limonadier et les gants de travail, les gants blancs de la boîte à cigare. Et pourtant, notre diplômé (et le Meilleur sommelier des Amériques) était, plus que jamais, dans son élément. Petit récit d’une période de confinement passée en communion avec la nature, à faire revivre une tradition qui fait partie de notre identité collective.
« Certains sont nés dans la vigne. Moi je suis né dans l’érable.
J’ai grandi à Plessiville, la capitale mondiale de l’érable. Chez nous, tout le monde fait du sirop : mon oncle, mon cousin, mon voisin. Comme je suis né là-dedans, j’ai toujours eu accès à des produits de très haute qualité. Mais il a fallu que j’aille travailler à l’étranger pour me rendre compte que ce qu’on produisait dans ma région, c’était vraiment exceptionnel.
Je me rappelle très bien du moment où j’ai réalisé ça. À l’époque, je travaillais dans un restaurant 3 étoiles Michelin en Californie. Dans le garde-manger, on pouvait retrouver de l’huile d’olive incroyable venant de Crête, du bœuf Wagyu du Japon, des fromages italiens extraordinaires. Mais quand on arrivait à l’érable, c’était un gallon « made in Canada and USA », sans aucune traçabilité, avec une qualité de sirop qu’on aurait jamais consommé dans ma famille.
Comme je faisais beaucoup d’allers-retours Québec-Californie, j’ai ramené au chef quelques bouteilles de ce qui se faisait de meilleur dans ma famille : on appelle ça « le cœur de la saison ». C’est quand la sève des érables est la plus sucrée. Le chef a tellement aimé le produit qu’il en a fait un dessert sur le menu.
Comme pour bien des cultures, celle de l’érable est passée par les bouleversements de la technologie et de l’industrialisation. Et je ne leur en veux pas, aux acériculteurs : quand tu fais ça pour en vivre et faire vivre ta famille, le rendement, c’est important. Mais moi ce qui m’intéresse, c’est de retourner aux sources : revisiter le savoir-faire, la tradition, celle d’un patrimoine unique au monde.
L’an dernier, je me suis fait la main en sélectionnant une partie de la production d’une érablière voisine. Ça a donné un sirop haut de gamme, que j’ai vendu à des amis restaurateurs.
« Cette année, ma famille et moi, on a décidé de rouvrir une érablière qui n’avait pas servi depuis les années 80. On a tout fait à l’ancienne : entailler les érables au vilebrequin, récolter l’eau à la chaudière, faire bouillir au bois plutôt qu’au gaz ou à l’électricité. »
Comme je fais les sucres depuis que je suis tout petit, j’avais quelques notions de base, mais j’ai dû aller voir quelques anciens du village pour leur demander comment ça se faisait, dans le temps. Après tout, c’est une méthode presque disparue : moins de 2 % des érablières récoltent encore à la chaudière!
Les mois de mars et d’avril, je les ai passés dans le bois, avec pas d’électricité ni de réseau. Heureusement, on a trouvé une source d’eau pour s’approvisionner. J’étais coupé de tout, en symbiose avec la nature. Ma femme venait les fins de semaine. Ma mère aussi est venue m’aider une couple de jours.
« Faire les sucres à la main, c’est du 7 jours sur 7, 12 h par jour. Ce qui est sûr, c’est que je n’y pensais pas, dans la journée, au coronavirus! »
En fait, je ne sais pas comment j’aurais été capable de tout faire si mes autres engagements n’avaient pas été annulés.
C’était énormément de travail mais je suis convaincu que la démarche en a valu la peine. On est arrivé à un produit unique en son genre : la texture du sirop est très différente, la couleur est plus foncée et la palette d’arômes, moins parfumée mais plus complexe. Comme le sirop a tendance à absorber les odeurs, en chauffant au bois, on ajoute une autre couche aromatique. La filtration étant plus légère, on préserve aussi plus de saveurs.
« Dans le fond, c’est un peu comme le jus de pomme traditionnel versus le jus de pomme commercial, ou bien comme un vin bien collé versus un vin avec des sédiments : c’est un produit qui a été fait de façon artisanale et qui a été manipulé le moins possible. »
On l’a appelé la Cuvée St-Laurent, du nom de l’ancien propriétaire de la sucrerie qui s’appelait Laurent. Comme les restaurants sont fermés, je ne peux pas le vendre à mes amis du milieu de la restauration, mais j’ai beaucoup de particuliers qui veulent se le procurer. À cause du confinement, on fonctionne sans boîte, sans étiquette… mais on se débrouille!
À travers toute cette crise, je vois quand même du positif… Pour mes collègues de la restauration, c’est un temps d’arrêt, un temps de réflexion, un temps pour s’instruire. Et pour l’industrie de l’alimentation, je vois beaucoup de solidarité de la part des consommateurs, qui sont plus sensibles à l’importance de manger local.
Venant d’un background agricole, je sais à quel point c’est tough d’être un producteur agroalimentaire. Je sais aussi à quel point il y a une plus-value à manger local. Au niveau de l’économie et de l’environnement bien sûr, mais aussi au niveau de la saveur.
On a tellement de bons produits ici! Chez nous c’est l’érable, le lait, les canneberges. Mais chaque région est différente. Ce serait le fun de les découvrir ou de les redécouvrir, et aussi, que chacune puisse avoir les moyens de garder leur tradition et leur unicité.
Aujourd’hui, on a lavé et rangé toutes les chaudières et on s’est demandé : « mais qu’est-ce qu’on va faire maintenant?! ». On dirait que j’aurais de la misère à concevoir de ne pas refaire les sucres l’an prochain. Ça fait partie de mon histoire et de mon identité. C’est beaucoup de travail, mais je considère aussi que c’est un grand privilège. »
Crédit photos : Frédéric Laroche
Pour en savoir plus sur Pier-Alexis : pasouliere.com